La musique de Chopin
Chopin est le plus étonnant fils de notre planète et sa musique est le
Chant de la Terre.
Dans le film Liszt et Chopin à Paris, nous rendons hommage non seulement à
Liszt, le plus grand virtuose de tous les temps, mais à Chopin, en le
remerciant et en lui exprimant notre amour et notre vénération: il est le plus
important compositeur de musique pour le piano, ses oeuvres ont enrichi et
embelli nos vies au long des années, et c’est pourquoi nous sentons emplis de
joie et de gratitude à son endroit.
Cette production cinématographique, outre le souvenir de notre passé,
constitue un défi indispensable, justifié par les soucis du temps présent.
Célébrer Chopin et ses oeuvres peut élever et fortifier nos esprits et nos
coeurs, dans un monde tristement en recherche d’un surcroît de forces et
d’inspiration.
Nous nommons cette quête ”Chant de la Terre” en mémoire d’Ignacy J.
Paderewski qui fut lui-même l’une des étoiles du piano classique. C’est lui qui
employa cette expression dans un discours prononcé à l’occasion du centenaire
de la naissance de Chopin, en 1910, à Lemberg, alors en Pologne, ville devenue
de nos jours celle de Lviv en Ukraine –
souvenir d’une triste actualité à la lumière de la toute récente crise en ces
contrées anciennes.
Comme il est approprié d’évoquer la musique de Chopin qui nourrit,
inspire et apaise nos esprits et nos
coeurs, quand les êtres humains s’éveillent de la nuit de cauchemars
effroyables, aspirant à rallumer la flamme de la justice universelle, trop de
fois éteinte, obscurcie ou viciée par les souffrances que l’humanité s’inflige
à elle-même.
Comme il est approprié de ne pas oublier les valeurs que nos pères, frères et
ancêtres nous ont enseignées: respecter l’humanité entière, ne pas céder à nos
désirs égoïstes, donner et pardonner, ne pas obéir à la haine.
Tel est l’héritage de notre civilisation et des nombreuses générations qui,
pas à pas, nous ont mené aux épreuves de l’heure, en direction d’un futur
incertain où le chaos nous guette et menace, par-delà les infinis précipices du
temps.
Qu’est donc le ”Chant de la terre”?
La réponse se trouve dans le film Liszt et Chopin à Paris, grande oeuvre
historique présentée en brillants costumes d’époque avec une magnifique bande
sonore où se déploie le splendide esprit de la musique de Chopin, imprégnée de
noblesse et d’énergie, une force et une dignité subtiles.
Un cri déchirant s’y élève au sein des douleurs, angoisses et tourments de
la création:
Longue vive à l’humanité!
Longue vive à l’humanité!
L’art et tout ce qui découle des profondeurs de l’âme humaine est le
produit des noces de la raison et de l’émotion, et si la musique est le plus
accessible des arts, c’est qu’elle est, par essence et par nature, une
vibration cosmique.
C’est peut-être le seul art qui naît directement de tous les éléments de la
vie vibrante en nous: rythme, ton, harmonie. Pouls de la vie fragile et évanescent,
mais toujours mystérieux et puissant.
Mêlée aux flots mugissants, au souffle du vent, au murmure des forêts, la
musique vit au coeur des sursauts sismiques de la terre, dans le mouvement
impressionant des planètes, dans les conflits cachés des atomes, dans toutes
les lumières et toutes les sphères, toutes les couleurs et toutes les formes
qui étonnent et apaisent nos nerfs et nos yeux.
La musique est présente dans le sang de nos artères, dans toutes les peines
que nous endurons, dans les passions et les enthousiasmes qui soulèvent nos
coeurs et nos corps. La musique est partout, prenant son essor, par-delà la
parole humaine, dans les sphères éthérées des émotions divines.
L’énergie de l’univers ne connaît pas de répit, résonnant d’une façon
continue à travers le temps et l’espace. Manifestations, rythmes, tout tient
son origine des lois de la physique qui maintiennent en ordre les mondes – harmonie cosmique parfaite de mélodies
émises sans cesse, en une chaîne ininterrompue, à travers les espaces étoilés
de la voie lactée, mondes en-deça comme au-delà d’autres mondes, intérieurs et
extérieurs aux sphères humaines et surhumaines, créant une merveilleuse et
éternelle unité en nous dans l’harmonie de l’Etre universel.
Peuples et nations se dressent, de nouveaux mondes commencent ou
s’écroulent, étoiles et soleils naissent et meurent. D’elles et d’eux émanent
sonorités et tonalités, substance confinant au silence quand la vie qui cesse.
Mais tout émet toujours de la musique.
L’univers chante pour nous, il nous parle, hautement ou subtilement, muni
d’une infinie variété de sons. Mais il garde toujours sa propre voix,
préservant ses propres gestes dans sa partition spécifique, tout comme est
particulière l’âme d’une nation qui, à sa manière unique, parle, chante et sème
de la musique. Comment donc ?
La musique humaine n’est qu’un fragment de l’éternelle musique, forme créée
par l’esprit et les mains de l’homme, sujette à d’incessantes transformations.
La musique ne pourrait pas exister sans le silence, car c’est du sein du
silence que nous modelons et créons notre existence, ce que la musique de Chopin exprime mieux que toutes.
Les temps changent, les peuples changent, chaque génération connaît son
aube lumineuse; pensées et sentiments revêtent des formes nouvelles, tels de
nouveaux vêtements. Les générations successives se soumettent bon gré mal gré à
ce qui a ému et ravi leurs pères et ancêtres, faisant de nouveaux rêves
d’avenir emplis de soifs, excitations et enthousiasmes propulsant l’humanité en
avant vers de nouveaux sommets et de nouvelles croyances: chaque génération
cherche et désire la nouvelle esthétique qui lui est spécifique.
Dans cet état d’esprit nous avons entrepris notre film Liszt et Chopin à
Paris, grâce à ces oeuvres d’art nées des nécessités du moment, mais survivant
à leurs créateurs, et parfois, dans le cas de géants comme Liszt et Chopin,
vivant pour toujours.
Le cachet de la nouveauté n’est pas seulement celui d’une unique
génération mais celui d’un monde entièrement nouveau, dont les lumières et les
idées sont endurantes, traversent les âges.
Telles sont les oeuvres fortes d’une jeunesse sans fin, lumineuses et
puissantes, à travers lesquelles beauté et vérité parlent haut et fort, avec la
voix de chaque génération, de la race entière, du monde entier, et de la terre
entière qui les ont produites.
Les évolutions se succèdent en nous sans transition, nous passons du
ravissement aux larmes, un seul pas sépare souvent les extases les plus
sublimes des noires profondeurs du découragement et de l’abattement spirituels.
Nous en avons la preuve dans tous les aspects de notre vie quotidienne, de nos expériences
personnelles ou sociales, politiques ou professionnelles, dans notre travail
créateur comme dans les soucis de notre existence individuelle. Ces changements
sont partout discernables.
Cette caractéristique inhérente à l’esprit humain nous apparaît le mieux
quand nous nous comparons à d’autres visages plus heureux ou plus satisfaits,
quels qu’ils soient.
Mais nous frappe, comme une pathologie, le fait que les artistes aient
tenté de l’exprimer et de le crier, poètes limités par la précision étroite de
la pensée et des mots, essayant de passer outre, de transcender les langages
écrits en dépit de leur richesse et de leur beauté.
Or Chopin était un musicien, et seule sa musique, peut-être uniquement sa musique
peut tout révéler : la fluidité de nos
sentiments, notre fréquente nostalgie pour la beauté et l’infini, nos héroïques
concentrations, et nos frénésies d’extase, qui font face aux effondrements et
aux désespoirs impuissants dans nos esprits, où, par moments, notre pensée
s’assombrit, et où périt le besoin de l’action.
Alors les mains de Chopin font vibrer la harpe de notre race d’accords si
tendres, si mystérieux, si énergiques, si impérieux, que nous comprenons que sa
musique traduit tout pour nous, le désir virginal comme la grave virilité, ou
la tragique vieillesse, la jeunesse joyeuse et futile, la douceur enveloppante
de l’amour, la force valeureuse et chevaleresque de nos rêves – souhaits,
actions et désirs, tout cela se trouve pour nous exprimé dans la musique de
Chopin.
Sa musique, à la fois tendre et tempétueuse, tranquille et passionnée,
caressant et déchirant le coeur, puissante et transcendante, excède et rend
inutile la discipline du mètre.
Elle repousse les liens et les lois du rythme, refuse la soumission au
métronome, comme s’il était le joug d’un tyran haï. Sa musique nous mène plus
près et nous attire plus étroitement vers la pure beauté et l’excellence. Ainsi
savons-nous et réalisons-nous que l’humanité entière, la planète Terre vit,
vibre et tressaille en tempo rubato.
Et donc, pourquoi l’esprit de
notre terre est-il si clairement révélé dans l’Espace de cette musique, et dans
nulle autre? Pourquoi la voix de notre planète jaillit-elle soudainement de son
cœur comme d’une fontaine, d’une source de profondeur inconnue, d’une façon si
vivante, purifiante et fertile?
Nous devons le lui demander, seul le
grand Chopin peut ouvrir cette matrice secrète de vérité pour nous. Mais il ne
nous a pas encore tout dit, et probablement ne nous le dira jamais.
L’auditeur moyen, non initié à l’art de la musique, écoute les chefs
d’oeuvres de Bach, Mozart, Beethoven avec indifférence, parfois avec
impatience.
Les inventions polyphoniques et l’énorme richesse et variété des
complexités harmoniques, perceptibles pour l’oreille entraînée des
spécialistes, sont inacessibles à l’auditeur moyen, dont l’esprit s’égare dans
le mystère des combinaisons et dont l’attention erre, parmi les formes
marmoréennes d’une belle sonate de facture allemande. Cet auditeur affronte les
structures étonnantes d’une symphonie classique en se sentant souvent refroidi
et mal à l’aise, comme s’il pénétrait dans une église étrangère. Les angoisses
prométhéennes du plus grand interprète du monde ne le touchent guère.
Pourtant, dès que la voix de Chopin s’élève, cet auditeur moyen change
imméditement d’attitude.
Voici que son écoute prend un tour aigu, son attention se concentre, ses
yeux brillent, sa circulation s’accélère, il se réjouit et des larmes coulent
sur ses joues comme à un signal donné, que ce soit celui de la danse ailée de
la Mazurka, la mélancolie du Nocturne, le balancement net de la Krakowiak, le
mystère d’un Prélude, le pas majestueux de la Polonaise, ou bien une simple
Etude, ou encore une vive mais surprenante Ballade, à la fois épique et
tumultueuse, ou une Sonate noble et héroïque: soudain l’auditeur comprend tout,
ressent tout, parce que tout est sien, d’une manière vivante, comme l’est le
vrai Chant de la Terre.
Une fois de plus, à l’écoute de la musique de Chopin, l’air étreint notre
être, et se déploie devant nous comme le paysage de notre pays natal. Sous le
bleu vague d’un ciel triste, l’auditeur revoit la vaste plaine qui a été témoin
de sa naissance, le coin sombre des forêts au loin, les labours et les
jachères, les champs féconds et les étendues de sables stériles.
Une colline élégante est née, au pied de laquelle la brume du crépuscule plane
mystérieusement au-dessus du creux vert des prés, le murmure d’un ruisseau
caresse nos oreilles, les maigres feuilles du bouleau bruissent, tels des
pleurs attendrissantes, tandis que le vent joue dans les peupliers d’automne,
ou remue les vagues vertes des blés mûrs, et un souffle parfumé monte de l’ancienne
forêt de pins, saine, résineuse et magnifique.
Tandis que nous écoutons, tout ce décor se peuple d’étranges figures
légendaires du passé, comme si nos ancêtres se trouvaient convoqués pour une
résurrection de leur être surnaturel, et de leur existence à demi oubliée, dans
la nuit d’un printemps.
Un Scherzo, avec la lascivité sauvage de demi-dieux et demi-déesses, fantômes sans nombre, champs hantés et simples prés qui nous capturent et retiennent dans des buissons denses où combattent les loups, où de rogues lutins jouent des tours, font des farces, où de petits esprits d’éros planent et reviennent encercler la Reine de l’Amour, à l’écoute du chant immortel qui, il y a longtemps de cela, déchira sa poitrine et l’ouvrit pour découvrir, visibles aux yeux de tous, à nu, un coeur brisé et aimant, plein d’espoir.
Un Scherzo, avec la lascivité sauvage de demi-dieux et demi-déesses, fantômes sans nombre, champs hantés et simples prés qui nous capturent et retiennent dans des buissons denses où combattent les loups, où de rogues lutins jouent des tours, font des farces, où de petits esprits d’éros planent et reviennent encercler la Reine de l’Amour, à l’écoute du chant immortel qui, il y a longtemps de cela, déchira sa poitrine et l’ouvrit pour découvrir, visibles aux yeux de tous, à nu, un coeur brisé et aimant, plein d’espoir.
Et maintenant, cette scène immémoriale se lève et monte d’une voix sans
âge, faisant entendre son tonnerre sombre, d’une manière menaçante et
solennelle, tandis que tremblent les
bosquets sacrés, que les elfes effrayés s’évanouissent et se sauvent de la
surface du lac, et que les éclairs enflamment, brûlent le ciel.
Un orage survient, éclate d’une façon soudaine et terrible, conduisant,
poursuivant et dispersant, comme prisonniers au sein de la tempête
tourbillonnante, les orgueilleux disciples des druides, qui vacillent avec la
chute du souffle de l’été, alors que la musique de nos ancêtres s’engouffre doucement
dans nos âmes.
La mer du blé d’or au vent s’est asséchée, dans les champs en lambeaux, les
gerbes en faisceaux sont encore debout, la faucille au repos, la caille légère
et la perdrix plus grave, à tire d’aile, partent en quête des riches restes du
chaume.
Les chants de la moisson s’étirent en vagues dans les airs, tandis que
s’élèvent des marais et pâturages l’écho de flûte du gardien des troupeaux, et,
pas trop loin de nous, ce sont le bourdonnement et l’agitation de l’auberge en
bord de route, où les violoneux s’évertuent avec dextérité.
Ils jouent en s’aidant seulement de
l’oreille, poussant vers le haut leur fréquente quarte augmentée, pour nous si
familière, lorsque la basse soudaine et rude s’affirme en pédale obstinée,
et que notre peuple se met vivement en branle pour danser, ou chanter lentement
sa mélodie préférée, rêveur et sain, rebelle mais joyeux, cependant toujours nostalgique et étrange.
Dans la petite église en bordure de
chemin, un orgue se fait entendre, pauvre et humble, et loin là-bas, dans les
flots de lumière chaude des grandes salles du majestueux Manoir, se sont réunis
nobles et seigneurs, les grands électeurs du comté, en une cohue étincelante et
multicolore. La musique résonne. Tels sont Liszt et Chopin à Paris!
A Londres maintenant, avec Lord Chamberlain, ou quiconque est présent, et
du rang le plus digne à l’instant, arrive celui qui prend le commandement de la
Polonaise. Le cliquetis des sabres retentit, le froissemnt des brocards sur les
amples manches, les rangées violettes se lancent au pas, avec audace, les
couples défilent fièrement tandis que des mots tendres coulent vers les joues fines
et les yeux amoureux – vocables de la vénérable langue polonaise en terre
étrangère, largement mêlés d’anglais ici ou là, et de légères touches de
français.
Nous sommes de retour à Paris et en Italie où la danse ne cesse jamais,
mais à présent un vieil homme à la longue barbe, aux cheveux blancs, à la voix
d’argent nous conte quelque légende brumeuse au son de la cornemuse, du luth ou
de la harpe. Il chante les terre d’au-delà des mers, nous parle d’un ciel
d’Italie, de joutes de troubadours, de chansons de victoires ou de défaites,
vastes luttes immortelles, sans fin et sans solution. Et tous écoutent et
comprennent.
Dehors dans le jardin, l’air est doux et chaud du souffle des roses, du
soupir du jasmin et du lys, tandis que la ravissante jeune fille de la maison
se repose sous le murmure protecteur des
tilleuls, surprise dans un Nocturne étoilé en train de chuchoter à quelque
triste amoureux les tendres peines d’une nuit d’été.
L’été maintenant s’est enfui, beaucoup d’étés ont passé. Partis sont les
chevaliers dans leur armure, terminées leurs marches conquérantes, tombées sont
les ailes des intrépides hussards, qui, victorieusement, labourèrent et
hantèrent autrefois les flots de la Baltique, car la virilité des nobles
lanciers n’est plus, et rien ne demeure, qu’une mémoire hâtivement retenue dans
les annales de notre gloire.
L’automne vient et voici les Préludes qui semblent presque les Epilogues de
nos vies. Est-ce là l’automne de la vie, la nôtre, ou est-ce la vie de
l’automne, et d’où la vie commence-t-elle? Les jours sont maintenant plus
courts, la lumière pâlit, les temps sereins et joyeux se font plus rares, et
pourtant, quand le soleil s’élève dans sa gloire, il est difficile de
s’arracher à une telle richesse de couleurs sans égales, pour faire face à la
conscience du crépuscule et de l’ombre qui tout emporte. C’est la musique du
piano.
L’ancienne oeuvre qui mesura des jours plus équitables pour nos pères et
les pères de nos pères sonne maintenant solennellement l’heure tardive de
minuit, tandis qu’un vent sinistre rugit, s’engoufrant dans la cheminée vide,
et de nouveau se font entendre soudain les gouttes d’eau rythmées de la pluie
d’automne, mais cette fois accompagnées du doux son mat des feuilles mortes
tombant à terre, et de la funèbre plainte des branches orphelines.
Le très vieux cimetière est plein de fantômes égarés, parmi les ancients
monts et collines remplis d’ombres, revenants présents, ou esprits de retour
d’un lointain passé. La musique s’élance comme si elle provenait de
l’immortalité elle-même, comme si elle abritait tout, le grand et le petit, le
fort et l’humble, le célèbre et l’inconnu, nous dépouillant des erreurs et des
fautes de notre enveloppe terrestre, et nous apportant un nouvel espoir, né des
profondeurs purifiées de l’âme, notre âme embellie, anoblie.
Telle est la musique de Chopin!
Tel est le Chant de la Terre.
Tel est le Chant de la Terre.
LISZT et CHOPIN à PARIS
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